COURT VOYAGE A TRAVER LE LIVRE D'ARTISTE par Tiziana Romanin
Un bel article du
Corriere della Sera de septembre dernier (16/09/2012) évoquait brièvement mais de manière attrayante le renouveau
du lien entre art visuel et art littéraire : la renaissance du Livre d’Artiste. L’article, entre autre,
servait d’introduction au festival Artelibro de Bologne, mais le bref aperçu
sur le rapport entre ces arts
allait bien au-delà de cet évènement spécifique. Nous savons tous que, depuis
toujours, le mot et l’image, à travers le livre, entretiennent un rapport
dialectique et discontinu, d’affinités, d’oppositions, de regards et de renvois
mutuels. Depuis toujours, l’artiste et l’auteur se sont confrontés l’un à
l’autre avec leurs propres moyens d’expression ; ils se sont aimés ou
détestés, rapprochés ou opposés mais ils ont imaginé un terrain idéal d’expression
commune et de complémentarité.
Paul Verlaine, Pierre
Bonnard, Parallelèment, Vollard,
Paris, 1900.
L’image comme ornement d’un texte, enchantement
ou narration ; ou encore de manière plus autonome et indépendante, l’image
comme évocation et interprétation. L’écriture et l’image, quoiqu’il en soit, au
sein d’un rapport privilégié, multiforme et magique. De nombreux artistes et
écrivains (et éditeurs) ont travaillé ensemble pour donner vie à de plus ou
moins grands moments de vie littéraire et artistique. Alors, l’image et la parole en lien avec les moyens propres
d’expression du livre (typographie, reliure, etc.) ont donné naissance à des
objets concrets mais symboliques, tangibles mais se référant à une essence invisible,
intime et artistique. Si au XIXème siècle l’artiste se mesure au texte et
l’interprète, c’est au XXème siècle que les expériences du Livre d’Artiste
prennent de nouvelles formes et se multiplient.
Kandinsky, Klänge, R. Piper &Co. Verlag,
Monaco, 1913.
Sous l’œil de grands
éditeurs illuminés tels que Vollard, Maeght, Tériade (pour n’en citer que
quelques uns) artistes et écrivains ou poètes ont composé des œuvres d’art que
l’on peut feuilleter, toucher et approcher et dont on peut jouir bien qu’elles
demeurent des expressions évocatrices et sensibles. L’art descend de son
piédestal, sort de son cadre doré cher aux artistes jusqu’à l’impressionnisme.
C’est sans doute
cela, bien plus que l’incitation à la destruction de la Victoire de Samothrace, la véritable révolution
contre la sainteté de l’œuvre d’art que souhaitaient les Futuristes. D'ailleurs ces
derniers, féconds et actifs
auteurs de livres d’artistes, furent peut-être plus novateurs dans ce domaine
que partout ailleurs.
Ovidio, Picasso, Metamorfosi, Skira, Lousanne, 1931.
Tristan Tzara, Mirò, Parler seul, poème, Maeght, Paris, 1950.
Après les expériences
des avants gardes historiques, les artistes prennent de plus en plus leur
indépendance et libèrent le Livre d’Artiste de toute dette ou lien littéraire, de tout pragmatisme et de toute esthétique
typographique. Le livre devient toujours davantage Objet d’art à part entière, lieu
de recherche et d’expérimentation. Ceci se produit en particulier dans les
expériences de l’Arte Povera, de l’art conceptuel et abstrait et du
minimalisme.
Ces recherches ont
fait table rase et ont permis au livre d’exister comme moment d’art à part
entière, comme lieu et moyen d’action artistique, parfois extrême et
contestataire, libéré des canons traditionnels du style, de la mise en page, de
la lisibilité.
Naissent alors les
Livres illisibles de Munari, les effacés de Emilio Isgrò, ceux complètement
transparents de Manzoni ou totalement bleus de Klein, abimés ou percés, fondu
dans le bronze ou sculptés…
Bruno Munari, An Unreadable Quadrat-Print, Steendrukkerij
de Jong, Hilversum, 1953.
Emilio Isgrò, Enciclopedia Treccani. Appendice II, Milano, 1970.
Laissons de coté les
expériences extrêmes et volontairement subversives ou provocatrices, celles qui
parfois ont fait du livre d’artiste un objet en trois dimensions, but en lui
même, plus proche de la sculpture et de l’installation que du livre. La riche expérience du livre d’artiste nous
parvient aujourd’hui intacte ayant
parcouru de multiples chemins, visibles ou souterrains, et ayant joui de
fortunes inégales, selon l’intérêt suscité chez les collectionneurs, les
bibliophiles ou les simples passionnés. Et peut être est ce grâce à ces expériences
extrêmes qu’il a pu prendre un nouveau départ désormais libre de la nécessité
et du désir de désobéir, et qu’il a pu redevenir un medium artistique et littéraire. C’est
spécifiquement dans le domaine de l’illustration que le livre d’artiste commence
à retrouver les potentialités qui
lui sont propres. Pensons à Bruno Munari, Luigi Veronesi, ou encore à
l’intégralité des œuvres de Kveta Pacovska et Katsumi Komagata, pour ne citer
que les plus connus.
Kveta Pacovska, Alphabet, Double planche tiré du livre publié par Seuil Jeunesse, Paris, 1997.
Katsumi Komagata, Found it!, One Stroke, Tokio, 2002
Dans les dernières
années nous assistons en Italie à un renouveau de l’intérêt pour le livre d’artiste.
Ce dernier, en réalité, ne s’était jamais éteint notamment dans certains Pays
d’au-delà des Alpes, comme la Belgique, l’Allemagne ou encore la France, où le
culte du livre d’artiste ou de son équivalent livre ancien ou d’occasion, destiné à d’autres poches, se pratique
au quotidien entre un café et une baguette. Limitant notre étude à la seule Italie
(bien que dans ce contexte de mondialisation limiter l’analyse à un seul territoire
sonne un peu faux et forcé) nous notons une attention renouvelée à son sujet. Parmi
les rendez vous les plus visibles de la dernière
décennie, rappelons l’exposition capitale des oeuvres graphiques et des livres
d’artiste de Max Ernst à la Galerie Guggenheim de Venise en 1991;
l’exposition de Reggio Emilia de la riche Collection Mignardi de livres
d’artiste en 2005, ensuite représentée sous une autre forme à Parme en
2008 ; l’exposition à la Galerie d’Art Moderne de Rome en 2006, et celle
toute récente au Musée du Novecento à Milan en 2012. On observe également une multiplication
de salons-expositions, de biennales
du Livre d’artiste et d’ateliers qui associent un travail artisanal à des expériences
renouant avec l’origine du livre d’artiste ou plus exactement son ancêtre
d’avant garde, le Livre du peintre, binôme
écriture-peinture par excellence.
Paul Eluard, Max Ernst, Un poème dans chaque livre, Paris, 1956,
exposé a Venise en 1991.
Les éditeurs de
livres illustrés eux-mêmes, non seulement les italiens, semblent attirés par le
genre. Certaines collections proposent souvent des éditions limitées sur des
papiers prestigieux qui se présentent comme des vitrines absolument
artistiques. Evoquons les publications des éditions Trois ourses, les Cahiers
de dessins publiés par Passage Pietons, les Touzazimute des Editions Rouergues,
les Cahiers d’Artiste de Corraini, les livres de Pulcinoelefante, de Nuages,
les éditions limitées de l’éditeur Henry Beyle, ou simplement certains travaux
de Calasso, parmi lesquels le plus récent La
Folie Baudelaire, dans la
version de luxe publiée par Adelphi en parallèle à l’édition courante.
Einaudi lui-même (par
ailleurs à l’honneur dans une rétrospective intéressante qui vient de fermer
ses portes au Palazzo Reale de Milan) a récemment publié une version
prestigieuse de Jazz de Matisse, version soignée et attentive à la version
originale publiée par Tériade en 1947.
Chloé Poizat, Machines, Editions du Rouergue, Arles,
2000.
A quoi tient ce renouveau de l’attention ? Pourquoi tant d’intérêt et d’activité autour du Livre d’Artiste ?
Osons une
hypothèse : à l’époque des substituts virtuels, le seul livre survivant
sera le Livre d’Artiste. Si bientôt le support papier disparaît au profit de
l’écran, si les livres d’école ou de loisir deviennent des e-book, que les
manuels et les codes professionnels deviennent des banques de données
consultables en ligne, alors il est fort probable que le seul livre qu’on aura
encore le désir de posséder sera le livre Œuvre d’art. Le livre d’Artiste, demeurera alors l’unique dépositaire
d’une expérience multiple, intellectuelle aussi bien que sensuelle : le
contact tactile avec le grain du papier, la pression du caractère
typographique, l’expérience olfactive de l’encre de l’impression, la colle de
la reliure, sera, de manière sublime et accentuée, ce qui nous fera
cruellement défaut et que nous
désirerons. Désir satisfait en édition limitée, cependant.
En effet, le livre
d’artiste est bien un Art qui se feuillette, mais qui n’est pas pour tous et
sans doute pas pour beaucoup au même moment. Les temps, les rythmes et les
lieux où l’on peut en jouir sont de fait limités à une seule personne ou un peu
plus ; feuilleter, lire ou regarder un livre d’artiste c’est participer à
un événement privilégié et exclusif, et ce n’est donc pas précisément une
expérience démocratique, comme l’entendait une certaine recherche utopique du
livre d’artiste des années soixante (voilà donc expliqués les livres uniques d’Anselm
Kiefer). C’est un art qui renferme en outre une certaine malice parce qu’il est
discret, solitaire et difficile à exposer (il se range dans une bibliothèque ou
se met à l’abri dans un secrétaire) et c’est comme s’il faisait sainement la
grimace à une époque où tout n’est qu’image, ostentation, exhibition.
Anselm Kiefer, Märkischer Sand IV, 1977.
Cozette de Charmoy, Dance
vanitas dance, Despalles, Paris-Mainz,1996.
Bibliographie essentielle:
Bruno Munari, Da
cosa nasce cosa, Laterza, 1981
Max Ernst, Prints
and Books, Lufthansa Cultural Affaires, Bonn, 1991
A cura di Germano Celant e Giandomenico Romanelli, Anselm Kiefer, Charta, Milano, 1997
Grand
Cru, Silvio Zalmorani editore, Torino, 1999
AAVV, L’alphabet
est une caille rôtie, Despalles Editions, Paris/Mainz, 2004
AAVV, Parole
disegnate, parole dipinte. La collezione Mingardi di libro d’artista, Skira,
Milano, 2005
Giorgio Maffei e Maura Picciau, Il libro come Opera d’Arte, Corraini, Mantova, 2006
AAVV, Allo! Paris!
Il libro d’artista da Manet a Picasso nella collezione Mingardi, Skira,
Milano, 2008
Melania Gazzotti a cura di, Libri d’artista e libri oggetto, Ed. Fondazione Berardelli,
Brescia, 2012
Quelques sites:
www.corraini.com